Eros, aussi, tragique. Il faut lire le livre de Camille Moreau, consacré, surtout, contrairement à ce que laisserait penser le deuxième sous-titre, "comment fut créé le mythe Emmanuelle", à une biographie de Marayat Bibidh, devenue Marayat Rollet-Andriane, au couple "poïétique", qu'elle forma avec son mari, Louis-Jacques.
Il y a d'abord sa vie, de jeune femme, de femme, pour qui la sensualité est tout, un art de vivre - et ce n'est pas un hasard si une telle femme libre a pu exister, à partir de la Thaïlande. Puis il y a sa rencontre avec ce Français, diplomate, qui cherche une telle âme-corps soeur, et qui, une fois qu'il l'a trouvé, mesure sa chance. Il y a d'abord encore leur vie intime, leur viérotique, pour désigner cette fusion, et il y a cette vie agrandie, qui deviendra ce que l'auteure de ce livre a appelé leur "erosphère". Marayat est une femme qui vit, semaine après semaine, des extases sensuelles/sexuelles, avec nombre de femmes, et quelques hommes, plus de femmes que d'hommes. Une fois mariée à Louis-Jacques, elle lui est fidèle, de coeur, mais elle ne lui est pas fidèle, de corps, et il ne le lui demande pas - au contraire. Ils se sont trouvés et ils ne se quitteront pas, sauf par la mort, bien plus tard. En attendant, il faut vivre. Mais un jour, la mort frappe à la mort et menace : Marayat manque de mourir. Finalement, elle se relève. Le miracle saisit leur conscience, foudroie leur sang : il faut faire plus que de "baiser", cet horrible verbe français. Leurs dialogues se concluent par une certitude : ils doivent faire connaître au monde leur apologie concrète de "l'amour" vivant. Qui écrit "Emmanuelle" ? L'auteure répond à cette question, nous n'en parlerons pas ici, en préférant considérer qu'ils ne nous ont pas menti, et que Marayat fut déterminante dans. Ce qui surprend tant, c'est qu'une jeune femme, femme, thaïlandaise, ait pu écrire une oeuvre qui, bien loin de se réduire à un livre "érotique", est une oeuvre spirituelle, avec une pensée forte, précise, ample. Camille Moreau nous apprend que Marayat était une intellectuelle, passionnée par de nombreux savoirs, les mathématiques, l'astronomie... "Emmanuelle" paraît. La première parution est "confidentielle" : le livre est rapidement connu, mais des lecteurs bien informés. Il est lu, sans que cette lecture soit assumé. De Gaulle entend le faire censurer. Mais la pression du désir fait craquer ce mur, comme tant avant et après mai 68. Marayat a, peut-être, elle aussi, été derrière les barricades. Parce qu'il y a une pensée politique dans et derrière, "Emmanuelle". Et puis arrive ce qui va susciter tellement d'espoir, une "imagination", avant que les images réelles de Just Jaeckin viennent scandaliser Marayat, qui l'appelle pour l'insulter, le maudire, pleurer. Elle est tellement trahie. Et c'est Marayat qui parle - preuve qu'elle a écrit Emmanuelle. Emmanuelle, c'est elle, et Sylvia Kristel mise en scène, c'est une autre : aucun... rapport. C'est que, bien qu'ils voulaient faire d'Emmanuelle des visions, puisqu'ils en ont donné avec le livre, ils ont commencé par penser qu'il fallait laisser faire les "professionnels de la profession", mais une fois le film sorti, c'est la douche froide. Ils ont trop aisément cédé les droits à l'éditeur, lequel les a trop aisément cédés aussi : finalement, "Emmanuelle" n'est pas le film de leur livre. Alors, en colère et déterminés, ils vont essayer de devenir les maîtres de, en produisant, sous leur contrôle total, une revue, puis en faisant un film. Le livre de Camille Moreau nous apprend comment les choses se sont passées - et surtout, mal passées : parce que, là où les corps peuvent connaître des relations apparemment harmonieuses et heureuses, dans l'érotisme conçu et vécu, ces relations-là, professionnelles, sont différentes et plus complexes. Il faut avoir pris en compte tant de paramètres, de principes, de risques, de nécessités. Le temps passera. Marayat, dans leur maison du Sud de la France, qu'ils firent construire pour y recevoir des amis, des désirants comme eux, y meurt, puis Louis-Jacques, et, finalement, "Emmanuelle" n'est jamais devenu un film. Le film à l'affiche, par Audrey Diwan, paraît se situer dans cette impressionnante continuité. Pourquoi ? Pourquoi cette difficulté à représenter une femme intelligente, qui sait ce qu'elle veut, décide, fait ? Bonne nouvelle : "Emmanuelle" reste ainsi à représenter, entre une biographie de Marayat et ses rêves. Dernière chose : reste la pensée politique, "érotique". Et là, aussi, nous en sommes à des années-lumière - même si, dans le "corps social", il y a déjà des conquêtes conquises exquises.
Prochainement, ce texte sera augmenté pour apporter plus de précisions et de perspectives.
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